Note sur la poésie pulsée

ille canit (pulsae referunt ad sidera valles),

VIRGILE, Eglogues, VI, 151 ds QUEM. DDL t. 7

Il rapporte son chant (les vallées le pulseraient jusqu’au soleil)

(trad. personnelle)

10. La poésie pulsée c’est toutes ces pratiques vivantes du poème qu’on rencontre aujourd’hui et qui s’inscrivent dans une tradition de la transmission orale du poème ayant connu une révolution dans les pays industrialisés grâce à l’apparition des appareils d’enregistrement, de traitement et de diffusion de la voix. Cette révolution d’il y a plus d’un siècle consiste en fait à renouer avec des fonctions délaissées de la poésie : retrouver le rythme du cosmos par le rythme de la scansion, avoir des visions de l’avant-monde en utilisant un avant-langage, au point de faire de l’énergie rythmique et expressive dans la syllabe, réduite aujourd’hui à la particule et au silence, maniée dans ses grains, le principal trait stylistique de la poésie, jouer plus que jamais avec la pâte sonore de la langue tout en récupérant pêle-mêle objets et instruments plus anciens, et aussi donner à l’élaboration poétique d’une langue d’autres contraintes que celles du livre…

La poésie pulsée est donc une appellation qui sert à évoquer aussi bien la poésie sonore (vocale) que la poésie orale (verbale) ou la poésie action et même leurs combinaisons avec d’autres procédés d’expression.

Ces pratiques portent encore de nombreux qualificatifs, certains peut-être galvaudés ou associés à des périodes clefs. En tous cas, dans le soucis d’ajouter une feuille de plus à l’arbre de la parole poétique, et ainsi faire advenir une saison, même et autre, en voici un nouveau : pulsée.

9. Le verbe pulser a été employé pour la première fois en 1926 par le physicien Henri Bouasse, dans un de ses ouvrages sur les instruments de musique.

 

Pulser est le dénominal de pulsation (latin pulsatio) qui signifie battement du cœur, battement en musique et changement de luminosité d’une étoile variable.

Mais aussi le dénominal de pulsion du latin pulsio, action de repousser + le verbe pellere, pousser hors de, faire écho, émouvoir, battre les flots, battre l’adversaire. Et qui a donné le nom masculin pulsus, pouls, battement, secousse.

 

La définition de la poésie pulsée s’enrichit de tous les dérivés, de l’anagramme et de toutes les flexions possibles du verbe pulser.

 

Pulsée associant directement la poésie à la mesure irrégulière du battement d’un pouls, ancre celle-là dans le vivant. Pulsée indique d’ailleurs dans ses sonorités mêmes que le poème est souffleté, projeté. Le poème pulsé a un style, celui du pouls de son poète.

 

 

8. Le poème pulsé obéit à deux pulsions. D’abord celle qui va du corps à la psyché, puis celle qui va par-dessus le bord de la psyché, hors l’idée de l’être. Le poème pulsé est une échappée. Il échappe à l’inextricable en allant dans l’inextricable, au mystère en allant dans le mystère, au bordel en allant dans le bordel, à la vie en allant dans la vie.

 Ainsi le performeur ou pourquoi pas dit autrement le poète pulsar sort de lui en pulsant le poème avec la voix : pulsion de l’organe vocal –le corps entier comme membrane vibratoire– jusqu’à l’auditoire. 

7. La voix est liée à des forces originelles et nous relie à une substance sonore primordiale. Cette substance délivre des images qui attirent la voix du poète – si l’on tient pour acquis que le son fait voir.

Le poète pulsar n’ignore pas que la voix donne à voir sans la parole parce que la voix déborde toujours la parole. C’est ce débordement, dans ses vibrations les plus inconnues, que la poésie pulsée fait entendre.  Et c’est parfois médiatisée par la machine que la voix révèle ses plus belles intimités – et se fait transporter par exemple par le pulse, onde électronique. Le poète crée alors ses voix grâce à la machine ou grâce à la membrane du micro et du haut-parleur qui capte et génère le son. Ce n’est pas vrai que l’expérimentation du spectre de l’expression vocale pour œuvrer son cri tue le désir de dire avec les mots.

La poésie pulsée peut être un jaillissement discursif où le verbe fait des entrées en scène différentes. Parfois seulement par petites touches et il laisse toute la place à l’esprit du souffle. Parfois est-il montré sans jamais être articulé. Parfois un silence parvient, celui qui vient à bout du langage verbal et qui lui appartient.

6. Il n’y a de poésie pulsée que si sa concrétisation passe par la performance directe ou médiatisée.

La poésie pulsée c’est autant la lecture action ou lecture performée, c’est-à-dire des extensions d’un texte, qu’un saut spontané dans l’élaboration d’un message poétique. Et toujours avec l’appareil buccal qui va des pieds à la tête.

La poésie pulsée est performée par son propre auteur. Le poète pulsar élabore un mode oral et/ou sonore pour nous écrire son poème dans la tête. Et dans la réception de la performance directe, ce n’est pas seulement les sons que fait le poète pulsar avec la bouche ou d’autres de ses instruments – parfois inventés par lui-même – qui nous captivent mais aussi sa venue, sa gesticulation, sa posture physique, la fiction, la sienne, de sa propre identité, perpétuellement créolisée, c’est-à-dire mise en relation, par sa quête d’expression.

5. Performer un poème ou pulser un poème doit faire don de l’énergie contenue dans la nature et de l’élan. Le poème pulsé agit par la constitution même de sa forme et non par sa forme achevée car il s’attache à ce que le langage soit une activité, une energeia, l’actuation d’une puissance. Ce qui n’a rien à voir avec une force guerrière mais plutôt une force venue de la fragilité, de la maladresse, des visions de l’épiphanie (l’essence des choses, leur printemps), une force idiote dans le sens grec d’idiốtês, de celui qui est mis à part pour son ignorance des filtres de l’éducation et de la bienséance. La force idiote sera alors celle qu’il y a à se sentir à part pour son rien rare note …

Cette énergie passe à travers le don de la voix, de la corporéité exubérante à sa façon, et surtout qui se dépasse. Comme l’élan du poète pulsar peut émaner d’une inquiétude de l’explosion en soi parce que partout ailleurs, il arrive à la poésie pulsée d’être un art de la transgression en résorbant la violence autant que le ferait une fête.

4. Ce qui anime le poète pulsar c’est la révolte d’être traqués parce qu’inconsommables, d’être soumis au diktat de la compréhension. C’est d’entendre des bouches qui utilisent les mots pour mot-deler les esprits. Tant de carence en spiritualité empêche l’être ou esprit collectif  de se rejoindre dans une même région, impossible à cartographier. Cette région où l’inconscience est infiniment absorbée par un souffle qui précède le langage, où l’ego est renversé. L’individualisme n’est pourtant pas l’ignorance du nous à réaliser. Du nous comme le sentiment impersonnel qu’il faut trouver en soi. Celui de l’amour.

La poésie pulsée incarne la révolte face à une mise à mort de tous ceux qu’on qualifie d’inutiles, de ceux déterminés à rester libres dans leur expression, mutilés, assassinés ou emprisonnés parce que le don du rien est une menace à la dictature.

Ce n’est pas vrai que c’est du romantisme que de dire cela. Si je me décale un peu on peut me couper la main pour avoir écrit bite avec bite, chatte avec chatte. Si je m’avance un peu on peut m’assassiner pour avoir refusé d’utiliser une arme autre que celle de mes histoires. Un peu plus loin je peux être un poète menacé de mort pour avoir parlé de minorité torturée. Si je reste à ma place je suis vu comme un poids plume paresseux à éliminer.

Le poète pulsar peut incarner cette révolte par l’oubli, le ludique, la vrille, les yeux ouverts dans le noir. La poésie pulsée vaincra la peur. C’est vrai. Par le désespoir d’abord, la joie ensuite. Les 7 joies. Parce qu’il y a 7 mots pour dire la joie en catalan comme il y a des centaines de mots pour dire la neige dans plusieurs langues réunies. C’est brillant. Faire divaguer la langue est un acte de résistance bien plus salvateur du présent que l’élévation du réel en murs d’informations.

3. Le poète pulsar est semblable à l’étoile à neutrons du même nom, issue de l’explosion de la supernova et de l’effondrement du cœur de celle-ci, et qui tourne très vite sur elle-même. Elle pulse, c’est-à-dire qu’elle change de luminosité par cycle. Cette rotation rappelle le don de la formule motrice et le sens du signal perdu dans l’infini. Et même l’ivresse. Celle de perdre la tête dans le multi-univers.

Pulsée nous relie donc au cosmos et c’est une des fonctions de la poésie. Cette liaison ou pulsation cosmique est sans doute le sommet à atteindre.

2. La poésie des pulsars ne cherche pas à articuler parfaitement mais à particuler de la liberté et de la différence. La poésie pulsée ne cherche pas à s’universaliser mais à attirer la connaissance d’autres particules de différences dans le monde, non pour fusionner, mais pour nous savoir les uns les autres. Rien de mieux que la différence pour créer des mises en relation inédites ou des croisements dans le temps.

La poésie pulsée hérite de quelques décennies d’écoute des autres poétiques du monde mais cette écoute est loin d’être assez expérimentée. La poésie pulsée est un partage des sens qu’offre sa propre langue mais en présence de toutes les langues, avec la conscience de toutes les autres langues. En ce sens, elle est une poésie ouverte. Elle a acquis la pensée errante, qui investigue non seulement le réel mais aussi l’imaginaire. Cette pensée est une sortie, encore une, de la pensée d’un système définitif.

 Les autres langues, même non élucidées, agissent sur nous. Il n’est pas besoin d’une connaissance des langues, mais d’un échange des variantes infinies des sensibilités linguistiques entre des langues qui sont toutes régionales et avec leurs poétiques propres.

1. La poésie pulsée veut de l’avenir une totale imprévisibilité. Pour autant, elle n’a rien contre la poésie traditionnelle qui garantit l’éternel retour par la répétition d’un monde cyclique et assume la fonction sociale de conservation du groupe par le chant inlassable des valeurs de celui-ci. Mais la poésie pulsée donne envie de réaliser sans cesse le monde incréé. Elle en donne des visions. Parce qu’il fait bon vivre dans un monde dont on ne peut pas calculer le résultat. Parce que le prévisible c’est la mort du désir.

 La poésie pulsée préserve le pouls du désir. Sa pulsion est volonté de puissance et non de pouvoir. La clef du vivant est dans cette volonté, dans ce désir du monde.

Et rien mieux que la voix ne peut porter l’annonce perpétuelle d’un nouveau monde : c’est un qui qu’on entend en même temps que le cri/la voix.

 

 

 

0. Sont poètes pulsars tous ceux qui veulent l’être, tous ceux qui font de la poésie sonore, de la poésie orale, tous ceux qui cherchent à apprendre comment dire leur texte avec l’identité de leur pouls, tous ceux qui improvisent un parler seul ou avec des musiciens, tous ceux qui travaillent la langue oralement, tous ceux qui utilisent la langue à des perspectives d’art et de non-art, pour la fonction socialisatrice de sa performance, tous ceux dont la révolte passe par la langue.

Le poète pulsar vit de la pulsion du poème, force créatrice et donatrice, et ne complexe pas du pouvoir d’être affecté.

Anna Serra